Il y a peu, alors que je me coupais un bout de pain, je me suis fendu l’index. Une coupure longue, mais pour finir bénigne et superficielle. Pourquoi évoquer pareille anecdote domestique, si banale ?
Eh bien, je pratique l’Aïkido depuis pas mal d’années, et je l’enseigne depuis cinq ans. Une part non négligeable de l’entraînement est basée sur le maniement des armes – dont le bokken, le sabre en bois, et le tanto, le couteau en bois. Depuis quelque temps, je m’entraîne aussi en Tenshin Shōden Katori Shintō-ryū. Une koryū (école ancienne) d’enseignement du combat aux armes, la plupart du temps tranchantes bien que, là aussi, on se serve d’artefacts en bois ou de iaitō (imitation de katana non affûtée). Il m’arrive aussi, très (trop) occasionnellement, de goûter aux aperçus réalistes et édifiants du Systema sur l’usage du couteau, loin des conventions parfois abstraites des pratiques traditionnelles. Si j’ajoute les heures d’entraînement en solitaire, je passe donc pas mal d’heures par semaine une arme à la main.
Et puis, à la maison, en me servant d’une lame pour exécuter un geste quotidien et habituel, sans pression émotionnelle ou psychologique particulière, je me suis coupé. Je n’ai pas pris garde, comme on dit très justement.
Dans le dojo, nous ne devons pas manier nos armes n’importe comment. Il y a des gestes précis et codifiés pour les prendre, se déplacer avec, s’en servir, les poser, les transmettre à quelqu’un. Tous ces gestes et attitudes viennent d’un postulat : ces armes en bois, nous devons les approcher, les toucher comme s’il s’agissait d’armes véritables, tranchantes et donc, dangereuses. Cette étiquette (reïshiki) est à respecter absolument. Or la plupart des pratiquants sont particulièrement négligents de ce point de vue. Combien en voit-on qui « jouent » avec leur ken comme s’il s’agissait d’un bâton de majorette, qui ferment leur main sur la lame, voire qui s’appuient dessus pendant une explication, comme on le ferait avec une canne ? En somme, cela veut dire que nous ne prenons pas tout ça très au sérieux.
Cette étiquette a des origines historiques claires : la nécessité de réguler strictement les rapports entre des hommes armés et habitués au combat, fût-ce lors d’un entraînement avec des armes en bois (qui peuvent déjà blesser gravement).
Mais, bien que le contexte soit désormais très différent, l’attention, le respect et la vigilance restent aujourd’hui d’une importance primordiale. Rappelons-nous que l’essence de ce que nous apprenons au dojo est souvent loin de l’apprentissage de simples techniques. Se comporter de façon rigoureuse avec nos armes, c’est, au-delà d’assurer la sécurité de l’entraînement et d’éviter les blessures, développer la vigilance (zanshin, l’esprit qui demeure), la concentration, le geste juste, la conscience de notre environnement et de ses dangers potentiels. Et c’est à ce moment-là qu’il faut l’apprendre, lorsque nous attrapons ou posons notre bokken, lorsque nous nous déplaçons avec, lorsque nous donnons un tanto à un partenaire. En nous se construit ainsi progressivement l’état d’esprit, au sens large, des arts martiaux traditionnels : être prêt, être là, bien au-delà du dojo, et y compris dans nos routines les plus quotidiennes.
Nous y voilà : s’ouvrir le doigt en coupant son pain ? Dérisoire, et pourtant riche de ces vérités sur nous-mêmes que nous rechignons souvent à examiner.
Il va sans dire qu’un disciple à l’esprit et à la pratique impeccables ne pourrait pas être victime d’une telle maladresse. En d’autres contextes, une telle absence aurait fait la différence entre la vie et la mort. Mais, heureusement pour nous, nous avons tout le loisir d’être souvent coupés, d’en tirer les leçons et de continuer à nous entraîner pour que cela n’arrive plus.
Ne perdons donc pas de vue que l’étiquette, dans le maniement des armes et au-delà, n’est pas qu’un archaïsme, un folklore et qu’elle est tout sauf gratuite : ceux qui y prennent garde y trouveront les leçons parmi les plus importantes.