On parle beaucoup de relâchement en aïkido. Il s’agit même de l’une des compétences principales à acquérir afin de pouvoir réaliser les techniques en toutes circonstances. Koichi Tohei, en photo, clamait même que le relâchement était, au fond, l’essentiel de ce que Morihei Ueshiba lui avait appris.
Pourtant, c’est aussi l’une des qualités les moins comprises, et donc difficile à transmettre. Trop souvent, on va se contenter d’un « relâchez-vous » qui relève de l’incantation, pour un résultat pauvre ; de la même manière que répéter à un insomniaque de se détendre pour trouver le sommeil est contreproductif et va plutôt créer des tensions supplémentaires sans qu’il parvienne davantage à s’endormir.
Posons un postulat : en aïkido, ce qu’on appelle relâchement ou détente est une conséquence du geste juste. Qu’est-ce qu’un geste juste ? Pour nous, c’est un geste efficient, qui sera exécuté avec le tonus musculaire minimal nécessaire à l’obtention d’un résultat. Trop peu, c’est de la mollesse (à ne pas confondre avec le relâchement) qui ne nous permettra pas d’agir ; trop, nos propres tensions vont nous enferrer et permettre à aïte d’agir sur nous pour contrecarrer notre technique.
Ainsi, le relâchement ne s’obtient pas directement, mais plutôt en développant les moyens d’avoir le geste juste en toutes circonstances. Avant tout, cela passe par une éducation au shisei correct (posture, structure). Qu’est-ce qu’un bon shisei ? Une façon économe de se tenir et de se déplacer. C’est savoir comment placer son bassin, ses épaules, sa tête, ses jambes, ses appuis, afin de réduire au minimum les tensions. C’est comprendre quels sont les meilleurs alignements articulaires, traquer les tensions superflues – dans un premier temps lors d’exercices simples (les aïki taiso de la préparation par exemple). En somme, c’est une auto-rééducation posturale qui va nous permettre de mettre en place un certain nombre de paramètres. Ces paramètres, on va ensuite s’efforcer de les maintenir sous des contraintes de plus en plus élevées : le shisei sera mis en mouvement.
Mais comment sentir ce qu’est un tonus musculaire juste ? Prenons l’exemple du fameux exercice du bras impliable qui illustre l’article. On le présente souvent comme un « tour » censé démontrer le pouvoir du Ki. En réalité, il est très simple à exécuter, et un débutant peut y arriver en quelques minutes avec les bonnes instructions. Il repose sur une réalité anatomique basique : le fonctionnement des muscles antagonistes. Tendez votre bras, puis pliez-le. Vous constaterez que l’action de plier votre coude se fait parce que le muscle biceps se raccourcit et tire ainsi l’articulation, cependant que le triceps s’allonge pour permettre ce mouvement. Lorsque vous ouvrirez votre bras, l’inverse se produira. Biceps et triceps sont antagonistes.
Maintenant, tendez le bras et demandez à quelqu’un d’essayer de plier votre coude. Comme sa pression se fait au creux de votre coude, loin de votre centre de gravité, il va sans doute y arriver avec facilité. Mais il est tout aussi possible que vous l’y aidiez inconsciemment : car sous sa pression, vous allez bander votre biceps pour résister, ne fût-ce qu’un peu. Or, si vous mettez le biceps sous tension, cela signifie que le muscle est en position de tirer sur votre articulation dans la même direction de la poussée de votre partenaire ! CQFD : par le jeu des muscles antagonistes, votre mise en tension, au lieu de vous permettre de résister, aboutit à l’effet opposé.
Tenez à nouveau le bras. Concentrez-vous sur le fait de ne surtout pas tendre votre muscle biceps contre la poussée, et de garder votre triceps immobile. C’est à cela que servent les images parfois utilisées : laissez le Ki s’écouler dans votre bras jusqu’à la main et au-delà, ou imaginez que votre bras est une barre de fer, ou visualisez une ligne imaginaire entre votre seika tanden et vos doigts, etc. Elles servent à induire une sorte de neutralité dans le jeu des antagonistes. En effet, si vos muscles ne s’engagent pas, l’articulation ne bougera pas. Et là, miracle : votre partenaire va avoir toutes les difficultés du monde à plier votre bras. Car aucune tension musculaire superflue n’aura donné d’appui à sa poussée. Vous étiez alors relâché au sens qui nous intéresse ici, mais votre bras n’était pas non plus « mou ».
Ce principe devra être transposé dans la plupart de nos mouvements. La sensation de « neutralité » interne évoquée, ou de « corps vide », est en général le signe d’une utilisation efficiente et équilibrée des lignes de tension anatomiques dans une situation donnée. Il s’agit d’un réel savoir-faire, contre-intuitif, qui nous entraîne à sentir et à bouger notre corps d’une façon très différente de celle à laquelle nous sommes habitués.
A partir de ce bon shisei, une chaîne d’effets va se mettre en place qui va mener quasi automatiquement au relâchement, qu’on pourrait résumer ainsi : shisei > respiration > relâchement.
En effet, la posture correcte va ouvrir l’espace pour une respiration correcte, les deux mêlés permettant un relâchement qui s’installera de lui-même.
Le relâchement est donc la tension fonctionnelle qui se pose dans le corps vide construit par le bon shisei.
Ainsi, il n’est pas utile dans les premiers temps de la pratique de chercher spécialement le relâchement. On sera plutôt attentif à construire une bonne posture, rigoureuse, et à débusquer peu à peu les tensions résiduelles et inutiles. Le relâchement s’acquiert en mettant en place les conditions pour qu’il s’installe. N’oublions pas que l’aïkido est misogi : purification, dont le sens au niveau physique est d’ôter ce qui est inutile. Les progrès viennent par soustraction. Ainsi du relâchement.
La « forme de corps » pourra d’abord paraître un peu raide et carrée, mais c’est une étape indispensable vers plus de fluidité. De même que Kotai (l’entraînement statique) fournit des pré-requis à Jutai (l’entraînement dynamique).
Inversement, rechercher le relâchement sans construire d’abord la structure mène invariablement à son « ennemi proche » : la mollesse, mollesse que l’on sera obligé de compenser en permanence par davantage de tensions que nécessaire.
Finalement, on peut dire que le shisei est, en quelque sorte, la technique fondamentale sur laquelle toutes les autres se construisent, en permettant l’acquisition de compétences telles que le relâchement.