On entend beaucoup: « Ce qui m’intéresse dans l’aïkido, c’est la philosophie. » Sous-entendu: l’aspect martial m’importe peu. Allons droit au but et soyons tatillons sur les mots: cela n’a aucun sens. L’aïkido est un art martial. Point. Si vous cherchez de la philosophie, ouvrez l’un des innombrables merveilleux livres écrits au fil des siècles dans ce domaine.
Mais alors, l’aïkido n’est-il que clés, projections, douleurs et mouvement? Non, bien sûr. Un art martial transforme ses pratiquants – ce qui n’est pas propre à l’aïkido. Mais pas avec des idées toutes faites. C’est un travail du corps vers l’esprit, sans préconceptions. Et pour cela, vous allez devoir vous engager dans l’aspect martial de la pratique.
D’où vient cette histoire de « philosophie »? D’abord, d’une mauvaise compréhension du concept de budo en général. Les budo, ce sont des « voies martiales ». Pour résumer: on utilise les techniques des arts martiaux à des fins d’amélioration personnelle. Pour progresser dans ces pratiques, il va falloir en effet remettre en question un certain nombre de fonctionnements, qu’ils soient physiques, émotionnels ou mentaux.
Erreur courante: puisque notre objectif n’est plus de détruire, il serait possible (obligatoire, pour les plus dogmatiques) de supprimer la composante martiale de la pratique. Pourquoi apprendre des frappes si nous ne voulons pas vraiment nous en servir? Pourquoi nous soucier des angles destinés à nous protéger dans un combat contre plusieurs adversaires? En plus, le fondateur a dit qu’il fallait être pacifiste, etc.
Il est vrai que l’aïkido de Ueshiba, en s’émancipant du Daito ryu, a fait des choix et en a masqué les aspects les plus brutaux. Mais l’aïkido contemporain, en allant parfois loin dans cette direction, en vient souvent à oublier les bases mêmes de la discipline, qui lui donnent sa cohérence.
Or ces bases, que cela plaise ou non, sont purement martiales. Si on lâche cette ancre, bienvenue dans l’ère du: chacun son truc, chacun son aïkido. Déjà entendu ça quelque part?Probablement. La pratique martiale devient alors esthétique – ou « philosophique », si l’on veut: elle n’est justifiée que par un discours, mais plus par sa justesse pratique et son applicabilité.
Or, ce qui fait la richesse des voies martiales est que violence et paix coexistent et, surtout, sont interdépendantes (In/Yo: la base de la vieille pensée orientale). Les adeptes de l’aïkido politiquement correct ne mesurent pas toujours les conséquences de leur parti-pris. En effet, pas de construction de soi si l’outil est altéré! Pas d’évolution intérieure imaginable sans mise à l’épreuve. Vous voulez être pacifique, pas seulement en mots, mais profondément? Vous devez avoir entre les mains un outil efficace et dur au besoin.
Donc: plus la pratique sera martiale, plus elle sera un outil utile qui vous poussera dans vos retranchements et vous aidera à vous améliorer. Inversement, plus vous vous éloignerez du martial, moins vous aurez de possibilité de réel changement. En revanche, vous en parlerez beaucoup!
On voit le résultat de cette confusion chez les « sages de tatamis »: ces pratiquants bavards qui donnent aisément des leçons, mais qui se comportent humainement comme s’ils n’avaient jamais commencé à s’entraîner.
Les adeptes d’un aïkido philosophique, qui relativisent la technique, invoquent aussi Ueshiba Morihei lui-même. Ueshiba aurait été un sage, un prosélyte de l’harmonie universelle, etc. (Jetez un œil à sa biographie par curiosité – pas les hagiographies: il n’est pas difficile d’y trouver nombre de contradictions sur ce point).
C’était quoi, les idées d’Ueshiba? Il a appartenu à la secte Omoto de Nao Deguchi, un syncrétisme de shintoisme et de bouddhisme ésotérique frotté de nationalisme et de messianisme. La plupart de ses propos et aperçus spirituels prennent là leurs racines. À partir d’une certaine époque, son aïkido en a été profondément marqué.
Or cet aspect de la pratique de Ueshiba n’a quasi pas été transmis hors du Japon. Son fils lui-même a confirmé que son père n’enseignait pas ce genre de choses, à de très rares exceptions près. L’immense majorité des pratiquants occidentaux n’a donc jamais su que très approximativement ce que Ueshiba avait en tête (beaucoup seraient sans doute hésitants s’ils en savaient plus), encore moins ont-ils la moindre expérience du type de méditation qu’il pratiquait.
Les élèves du fondateur eux-mêmes pataugeaient déjà ou s’en désintéressaient. Koichi Tohei, par exemple, n’avait que peu d’estime pour le bavardage abscons de son maître (il n’était pas le seul). Pour lui, ce n’était qu’une grille de lecture archaïque, des explications fleuries et imagées de compétences martiales, elles, tout à fait prosaïques. On en revient là. Et il a préféré essayer de « cracker » le code.
De sorte qu’il faut être très prudent quand on attribue, et qu’on prétend relayer, une quelconque « philosophie » de Ueshiba. C’est, au minimum, anachronique et occidentalo-centrique. Il s’agit en général de généralités de seconde main, toujours les mêmes (souvent des platitudes, il faut le dire), issues par exemple d’hagiographies à succès du type des livres de John Stevens.
En bref, il n’est pas illégitime, et même avisé:
– de garder pour cet aspect de l’aïkido une curiosité culturelle et historique qui ne doive pas avoir d’autre place dans la pratique actuelle des dojo;
– et/ou, comme Tohei, de chercher dans ce bazar ésotérique quelles compétences martiales y sont dissimulées.
Pour terminer, il faut rappeler des tendances des arts martiaux japonais qui ne sont pas spécifiques à l’aïkido. Le souci de la paix, à travers l’utilisation des techniques martiales à des fins de construction de soi existe déjà dans le Daito ryu. Art martial père de l’aïkido pourtant considéré comme purement utilitaire et combatif. D’un autre côté, il suffit d’ouvrir « Le Sabre et le Divin » de Otake Risuke, de la Katori shinto ryu (plus ancienne école martiale encore en activité, on remonte là au XVe siècle, 1447) pour retrouver le même type de « mantras » pacifistes (préface de Otake: « L’art de la guerre culmine en l’art de la paix », « En tant qu’être humain, il faut revenir à une vie paisible »).
Est-ce étonnant? Non, si l’on se rappelle ce qui a été dit plus haut: violence et paix sont les deux faces de la même médaille. L’un ne va pas sans l’autre. Ensuite, les écoles martiales, dans les époques de paix, ne survivaient et n’attiraient des disciples qu’en se trouvant une autre utilité sociale: la formation des caractères, plutôt que la guerre et la destruction. En somme, une sorte de rebranding avant l’heure. On gardait quand même soigneusement sous le coude les vilains coups bas, cela pouvait servir… L’aïkido, dont l’histoire a été coupée et transformée par une guerre mondiale, ne présente que peu d’originalité à ce niveau; juste un accent plus prononcé, en lien avec le contexte de l’époque. La dissimulation de l’aspect martial est déjà fréquent dans les katas parfois obscurs des vieilles écoles.
Résumons: vous trouverez en aïkido les règles et les vertus comportementales liées à toute pratique potentiellement risquée. Vous trouverez des techniques, qui devront être solides et efficaces, et un système qui les intègre. N’esquivez surtout pas cet aspect! Ces techniques ont certaines spécificités propres à l’aïkido; en particulier, leur potentiel martial est masqué. Mais il doit être conservé et compris.
Pour exécuter ces techniques au mieux, vous constaterez au fil du temps qu’il faut changer en vous beaucoup de choses. Sur cette base, ces changements du corps infuseront progressivement dans votre mental, vos émotions et vos fonctionnements quotidiens. Comprendre certaines notions d’origine japonaise liées à la pratique sera intéressant: cela offre de nouveaux points de vue, cela crée une brèche dans vos habitudes. Bien guidé, cela permet d’aller vers plus d’apaisement général, plus de stabilité et de clarté d’esprit.
Mais chaque pratiquant va affronter ses difficultés propres, et trouver ses solutions, en fonction de ce qu’il est, de sa culture, de ses croyances, de sa biographie. Pas incorporer une pseudo-philosophie new age mal digérée.
Et c’est tout? Dans un premier temps, oui, mais ainsi, vous êtes sûrs d’aller quelque part. Voire même loin